La proximité sensuelle entre deux danseurs qui ne se connaissent pas. Des mouvements du corps qui dépassent la marche et les gestes naturels de la vie quotidienne, une gestuelle sans fonction apparente et une cadence anormale…
La danse est un mode d’expression codifié qui est de moins en moins enseigné et en public de moins en moins pratiqué, qui apparaît curieux à quiconque n’est pas habitué à l’observer et à l’analyser. En effet, à qui le couple nouvellement marié, dansant la valse au milieu d’une foule assise à le regarder, a-t-il semblé dans son intimité normale ?
La danse a pourtant revêtu au fil des siècles plusieurs formes et plusieurs objectifs. Mise en scène ou utilisée dans les bals pour faciliter les rencontres, elle intimide ou désinhibe. Aujourd’hui, We Like Music a décidé de vous faire sauter quelques années plus tôt pour vous plonger dans l’univers qui a contextualisé les danses Jazz Swing.
Projetez-vous quelques décennies en arrière, au tout début du siècle dernier, à la fin des années 1910.
A cette époque, vous n’êtes pas encore né, les films muets sont à leur apogée, les acteurs et actrices sont masqués par des visages aux traits parfaits – des lèvres charbon, les yeux immenses. On approche dangereusement de la première guerre mondiale en Europe, mais ce n’est pas encore le cas aux États Unis où les Américains développent leur multiculturalisme sur le plan artistique, où on mélange audacieusement les genres, s’inspirant des jazzmen de la Nouvelle-Orléans et du Blues de Memphis pour innover et assumer cette différence historique pour créer avec hardiesse du rythme et des mouvements. Les robes courtes à franges apparaissent sur les scènes de Broadway. De l’autre côté de l’Atlantique, on est alors résolument moderne, on s’ouvre aux nouveautés musicales, on apprécie cette nouvelle diversité et mixité qu’on assume complètement sur le plan artistique.
Encore un petit effort et, rappelez-vous : vous êtes dans une salle au parquet ciré, la pièce embaume la rose noire, tout est extrêmement propre dans ce salon urbain. L’essor industriel se ressent sur les produits d’entretien. Les produits ménagers inventés au cours du XIXe siècle commencent à apparaître sur les catalogues de vente des grands magasins américains, et votre hôte a ainsi pu passer le sol à l’aspirateur, qu’une amie très riche, dont le mari briqueteur a un revenu annuel atteignant les mille quatre cents dollars, a acheté au printemps dernier pour 25$ à Eaton, et qui le lui a prêté – non pas qu’il aspire bien ou que son bruit soit agréable, mais ça fait tellement plus chic !
Les gens virevoltent autour de vous dans l’espace enfumé. Les cheveux laqués ont une curieuse odeur, mais les vôtres aussi. Un bouillonnement d’odeurs et de formes tourbillonne autour de vous sous la pâle lumière des lampes de l’époque, qui donnent une ambiance feutrée aux lieux…
C’est alors que vous remarquez un couple qui s’agite drôlement. Les coudes arqués, les épaules en mouvements contraires des jambes, le corps entier appuyé sur la pointe des pieds, c’est avec frénésie que le couple gigue ainsi. Danse préfigurant le Charleston et le Lindy Hop, le Shimmy apparaît entre 1916 et 1918 et engage le haut du corps sur des mouvements en contraste avec ceux des membres inférieurs pour une danse qui apparaît… sportive !
https://youtu.be/IcemYjTdvZ8?t=1
Quelle est donc l’histoire de cette danses apparue à la fin des années 1910, et quelle est son articulation avec les autres pratiques à la mode de cette époque ?… Origine et étymologie…
SHIMMY : mais d’où viennent ces deux syllabes ?…
Ce nom provient probablement en partie du pas de claquettes sur trente-deux mesures appelé « Shim Sham », au nom duquel des titres musicaux ont été écrits. Une petite altération du nom de ce pas a ensuite pu donner naissance au Shimmy lui-même.
En effet, le terme Shimmy apparaît au premier abord intimement lié au titre « Shim-Me-Sha-Wabble», un morceau composé par Spencer Williams en 1916 et repris par la suite par de nombreux groupes.
– l’absence de règles très strictes en matière de propriété artistique en étant le principal moyen : New Orleans Rhythm Kings se sont engagés vers une version plus mélancolique (1923) tandis que deux groupes proposent quelques années plus tard deux versions beaucoup plus entraînantes : McKinney’s Cotton Pickers en 1928, Red Nichols and His Five Pennies en 1930 – la version la plus adaptée à la danse. Enfin, on trouve également une version instrumentalement très riche des Bud Freeman’s Famous Chicagoans, dont va en revanche souffrir la mélodie principale, un peu écrasée par des apostrophes extérieures. Encore aujourd’hui, le morceau reste très souvent joué par les groupes de jazz, assurant ainsi la pérennité de cet air.
En s’intéressant à d’autres titres, on peut constater que des morceaux ont par la suite fait directement référence au Shimmy, dans leur intitulé ou leurs paroles : on retrouve par exemple des chansons interprétées par Clarence Williams et devenues très connues, comme la très entraînante « Shim Sham Shimmy Dance » ou le titre de 1928 intitulé « I wish I could shimmy like my sister Kate » (titre raccourci en « Sister Kate » et repris plusieurs fois par la suite, notamment par les Beatles « Shimmy Like Kate ») , et plus récemment encore, par Cécile MacLorin Salvant.
La paternité du nom Shimmy semble donc difficilement attribuable à une personnalité en particulier car celle-ci semble partagée entre plusieurs artistes, dont les compositeurs Clarence Williams et Spencer Williams, composant eux-mêmes au nom du pas de claquette Shim Sham préexistant le Shimmy.
S’agissant des pas eux-mêmes, la revue Swing Time rappelle que le mouvement Shimmy a été précédé par la Texas Tommy Dance et les claquettes américaines. Le Shimmy est très naturellement une danse Swing Jazz, qui préfigure le Charleston, le Black Bottom et le Lindy Hop (qui se danse à deux), et a été suivie par les danses Suzie Q (en solo) et Be Hop, avant d’être submergé par les courants apparaissant les années suivantes. Les mouvements à l’origine du style chorégraphique lui-même seraient quant à eux apparus pour la première fois en octobre 1919, dansés par Frances White à Broadway tandis que l’actrice interprétait : « The World is Going Shimmy Mad ». Le Shimmy aurait interpellé l’audience en raison de sa particularité : des mouvements alternatifs d’avant en arrière des épaules, les coudes légèrement pliés tout en gardant un tronc le plus immobile possible.
Par la suite, les mouvements se sont popularisés auprès de la population après quelques reprises célèbres sur scène et au travers de sa diffusion sur grand écran, dansés par Gilda Gray et Bee Palmer, deux grandes figures féminines de l’époque.
Frances White, Gilda Gray et Bee Palmer :
Revenons sur ces trois grandes icônes, les danseuses et actrices américaines suivantes : Gilda Gray, Bee Palmer et Frances White. Toutes les trois ont été produites par le cabaret de Florenz Ziegfeld installé à Broadway, participant ainsi à la diffusion de la danse sur scène.
C’est notamment en raison de la renommée sulfureuse du cabaret, où les danseuses dansent volontiers seins nus, que le Shimmy et ses mouvements frénétiques apparaissent complètement déplacés pour des franges plus conservatrices de la population. Ainsi, certains clubs interdisent la pratique du Shimmy. Illustrant le phénomène, An Easter Westener (1920) de Harold Lloyd est un court-métrage qui met en avant la politique de ces clubs et les réactions des danseurs qu’il est heureusement possible de retrouver en ligne.
Frances White (1er janvier 1896 – 24 février 1969) naît à Seattle et poursuit une carrière d’actrice après quelques performances de Shimmy sur les scènes du Ziegfeld. Certains commentateurs estiment qu’elle fut la première à revendiquer le Shimmy sur scène, en 1919.
Danseuse et actrice américaine d’origine polonaise, Gilda Gray (24 octobre 1901 – 22 décembre 1959) joue dans le film « Le Grand Ziegfeld », un film sur le cabaret new-yorkais sur la scène duquel apparaît le Shimmy en 1919.
Quant à Bee Palmer (11 septembre 1894 – 22 décembre 1967 ), chanteuse-danseuse née à Chicago, elle se produit personnellement au Ziegfeld Theater et intègre la bande de jazz New Orleans « New Rhythm Kings » citée plus haut, qui a repris le titre « Shim Me Sha Wabble », participant ainsi à la propagation de la tendance Shimmy.
Enfin, l’actrice Mae West (17 août 1893–22 novembre 1980), réputée pour ses répliques cinématographiques bien trempées dont elle est la scénariste, a également joué un rôle dans la popularisation du Shimmy auprès du grand public en intégrant des pas de danse dans ses films qui semblent appartenir au mouvement lui-même.
Alors, le Shimmy : un moyen d’expression orphelin ou un mode de sociabilisation à l’origine de tout ?
Le Shimmy a certes été pratiqué par des danseuses dansant seules sur scène, mais rappelons-nous aussi qu’à cette période, les femmes dansaient très rarement non accompagnées en société. Le Shimmy était donc un moyen de danser, à deux, tout en exprimant des mouvements d’épaules et de hanches encore peu acceptés à cette époque dans la population, et finalement popularisés à renfort de grands efforts médiatiques.
Inspirée par les claquettes américaines, par des mouvements issus de la culture afro-américaine et aussi par des mouvements issus de la culture gitane, le Shimmy est une danse de couple à la dynamique libératoire très ancrée dans son temps puisqu’au cours de années 1920, la société américaine tend très largement à forcer un mélange des cultures parallèlement à une libéralisation des mœurs.
N’hésitons donc pas à nous entraîner à l’imiter : le Shimmy a son bien-fondé.
Sources : Youtube ; Swungover ; Swing-Time ; Wikipédia ; Do’s and Don’ts of Social Swing Dancing