LA GRANDE MIGRATION DES ROMS

Leurs origines sont fortement liées à l’imagination qui fait partie de leurs traditions et légendes. Ils sont ainsi à la fois les descendants de Caïn ou affiliés à Cham – fils de Noé – ou des mages de Chaldée, des Atlantes, de Syrie, d’une tribu perdue de Palestine, des Égyptiens de l’époque pharaonique, ou encore d’anciennes tribus celtes du temps des druides. La fascination exercée par de tels mythes a encouragé ces nomades, vivant souvent de leurs talents, à se donner eux-mêmes les origines les plus mystérieuses. Les Roms se prétendent aussi descendants de la divinité hindoue Rāma, ou encore de Rāmachandra, avatar de Vishnou, de Tubalkaïn le premier forgeron, des enfants de la Marie-Madeleine biblique, des manichéens de Phrygie, des Mayas, des Aztèques, des Incas, de Tamerlan, du Grand Moghol, des Mameluks et bien d’autres…

 
ManouchesMais même si la transmission est non écrite, on connait de mieux en mieux l’histoire des Roms. La plupart des ethnologues s’accordent sur celle de l’Inde brahmanique où les bouchers, équarrisseurs, tanneurs, fossoyeurs, éboueurs, chiffonniers, ferronniers, mercenaires (Rajputs) et saltimbanques exerçaient des métiers nécessaires à la communauté, tout en étant considérés comme impurs. Ils n’avaient pas le droit d’être sédentaires et étaient hors-caste (çandales), comme ceux aujourd’hui désignés comme intouchables. En Inde, où ils sont connus sous les noms de Romani, Banjaro, Doms, Lôms ou Hanabadoches, les ancêtres des Roms étaient des groupes sociaux-professionnels plutôt qu’ethniques, leurs origines étaient géographiquement et socialement multiples et leurs groupes très perméables (un enfant issu d’une union non-autorisée, un proscrit, était aussi «impur» qu’eux et pouvait donc les rejoindre).

drapeauDe l’Inde, certains de ceux-ci migrèrent (peut-être pour échapper au rejet de la société brahmanique) vers le plateau iranien et l’Asie centrale où on les appela Kaoulis et Djâts. En Asie centrale, certains s’installèrent comme éleveurs de chevaux, servants et éclaireurs, au service des mongols qui les protégèrent et leur laissèrent, en échange, une part du butin. Avec la Horde d’Or et Tamerlan, les Roms parvinrent ainsi en Europe, en Anatolie et aux portes de l’Égypte.

Tsiganoi parmi les Byzantins (d’où Tziganes), Cingene parmi les Turcs, Romani-çel pour eux-mêmes (c’est-à-dire «peuple rom» – d’où Romanichels pour les Croisés francophones), Manuschen pour les Croisés germanophones et Gypsies pour les Croisés anglophones ainsi que Jipsianed pour les Croisés bretonnants, la plupart des Roms, une fois parvenus en Europe, se mirent sous la protection des seigneurs nobles et des monastères ou abbayes, échappant ainsi à la vindicte des cultivateurs sédentaires, et continuant à exercer leurs métiers traditionnels au service de leurs nouveaux maîtres (leur esclavage était une servitude de type féodal nommée Roba dans les pays slaves, ce qui ressemble à la fois à leur nom de Roma et au mot «Robota» : travail). Au XIVe siècle, la plupart des groupes de Roms que nous connaissons avaient achevé leur installation en Europe.

Les études linguistiques établissent, dès la fin du XVIIIe siècle, les origines indiennes des Roms, hypothèse recoupée par un récit historico-légendaire datant du milieu du Xe siècle, la Chronique persane de Hamza d’Ispahan, qui fut reproduite et embellie au XIe siècle par le poète Ferdowsi. Selon cette chronique, plusieurs milliers de Zott, Djâts, Rom ou Dom (hommes) partirent du Sind actuel – et peut-être de la rivière Sindhu – vers l’an 900, selon les ordres du roi. Ils devaient rejoindre le roi de Perse, soucieux de divertir ses sujets grâce à leur culture musicale. De là, ils se divisèrent et s’éparpillèrent autour du monde. Longtemps installés en Perse, ces Roms, déjà décrits comme refusant de vivre d’agriculture, finissent par se séparer en deux groupes migratoires : les uns vers le sud-ouest et l’Égypte (Roms orientaux ou Caraques, terme venant soit du grec korakia : «les corneilles», soit du turc kara: «noir»), les autres vers le Nord-ouest et l’Europe (Roms occidentaux ou Zingares : mot venant peut-être une déformation du terme Sinti).

camp_ancienLes Roms pourraient donc avoir quitté le Nord de l’Inde autour de 1000 ap. J-C, et avoir traversé ce qui est maintenant l’Afghanistan, l’Iran, l’Arménie, une grande partie du Caucase et la Turquie. Des populations reconnues par d’autres Roms comme telles, vivent encore en Iran, y compris ceux qui ont migré vers l’Europe, et qui en sont revenus.

Au XIVe siècle, les Roms vassaux des Tatars (ou Tartares) atteignent les Balkans, et au XVIe siècle, l’Écosse et la Suède. Quelques Roms migrent vers le sud. En 1425 ils traversent les Pyrénées et pénètrent en Espagne. La plupart des auteurs estiment que les Roms n’ont jamais transité par l’Afrique du Nord, comme certains le pensent. Toujours est-il que des preuves indiscutables manquent. Certains auteurs font le lien entre les Roms et des populations vivant aujourd’hui en Inde, notamment les nomades Banjara ou Lamani de l’État désertique du Rajasthan. En fait aucune parenté particulière n’a été jusqu’à présent démontrée entre spécifiquement ces populations-là et les Roms. Quoi qu’il en soit, contrairement aux savants et intellectuels, d’origine rom ou non, les intéressés n’attachent aucune importance à cette «origine indienne», quand ils ne la nient pas ; pour eux-mêmes, ils sont avant tout Etres humains.

regard_ManoucheDepuis de nombreuses générations les Roms sont en réalité plutôt sédentaires, si l’on prend en compte les groupes qui se revendiquent comme tels, mais ne sont pas comptabilisés comme Roms dans les recensements. Ce sont les minorités restées nomades et attachées au mode de vie traditionnel qui ont servi, depuis la fin du XVIIIe siècle, de «modèle incontournable» pour définir le Rom aux érudits essentiellement anglais, allemands et français. Ceux-ci ne pouvaient, à l’époque, concevoir d’autre scénario que celui du nomadisme originel et ont cherché, en vain, parmi les nomades de l’Inde les cousins des Roms d’Europe.

LES SAINTES-MARIES DE LA MER D’HIER…

priereIl est entendu que les Gitans viennent aux Saintes-Maries de la Mer depuis un temps immémorial, ce qui n’est qu’une façon de dire qu’on ignore à quelle date ils ont commencé à fréquenter le sanctuaire camarguais.
Il est probable que, dès leur arrivée en Europe occidentale au XVème siècle, certains groupes tsiganes se rendaient aux célèbres foires de Beaucaire. On suppose que, de là, ils descendaient jusqu’en Camargue à l’époque des pèlerinages.
C’est seulement vers le milieu du XIXème siècle que la presse et les écrivains s’intéressèrent à leur présence. Racontant son pèlerinage aux Saintes en 1855, Mistral écrit : «l’Eglise était bondée de gens du Languedoc, de femmes du pays d’Arles, d’infirmes, de bohémiennes, tous les uns sur les autres. Ce sont d’ailleurs les bohémiens qui font brûler les plus gros cierges, mais exclusivement à l’autel de Sara qui, d’après leur croyance, était de leur nation». (Mémoires et Récits).
En 1935, le marquis de Baroncelli et quelques chefs gitans de la région obtinrent d’organiser une procession en l’honneur de Sainte Sara, donnant au pèlerinage tout le pittoresque fervent qu’on lui connaît aujourd’hui.
Certes, le temps n’est plus où arrivaient en brinquebalant sur les routes du Delta les vieilles roulotes aux couleurs vives qui enchantaient Van Gogh.
C’est pourtant bien le même peuple qui, avec la même ardeur communicative, remplit aujourd’hui les rues, les places et l’interminable bord de mer. Un peuple sans frontières, sans calcul, sans mémoire : les Gitans.

… A AUJOURD’HUI

Voilà plus de cinq siècles qu’ils vivent au milieu de nous, sans jamais accepter de nous ressembler tout-à-fait. Plus de 60% des 120000 Gitans de France sont encore, la plus grande partie de l’année, nomades. Aussi viennent-elles de partout, les super caravanes modernes, souvent surmontées d’une parabole TV, qui convergent chaque année vers les Saintes-Maries de la Mer. De toute la France mais aussi de Belgique, d’Espagne, des Pays-Bas, du Portugal, d’Allemagne voire de Suède ou du Danemark.
Ils sont tous là, de la Bohémienne en longue robe délavée qui dit la bonne aventure aux terrasses des cafés, au riche maquignon du Sud-est ayant pignon sur rue et solide compte en banque ; du pauvre vannier traînant sa marmaille dans une vieille torpédo, à Manitas de Plata, à qui la gloire n’a pas fait oublier le pèlerinage de son enfance.

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C’est le rendez-vous de la foi bohémienne ; mais aussi celui de l’amitié ; le point fixe, au milieu des errances, où se retrouvent les familles, se concluent les mariages, où se ressoude l’âme d’un peuple.
Mais surtout (tant pis pour les chrétiens moroses !) ce pèlerinage est une fête. Entre les caravanes s’improvisent des repas joyeux, suivis d’interminables palabres ; partout résonnent les guitares et les chants rauques du flamenco ; une enfant danse, pour elle seule, à la lueur d’un feu de camp. Oubliant un instant le rejet, le racisme, les logues persécutions, le peuple gitan renaît dans la joie.

QUI SONT-ILS ?
Huit ou dix mille nomades ont envahi le bourg camarguais. Observons que leurs caravanes ne sont pas disposées au hasard. Cette cité éphémère a ses avenues, ses venelles, mais aussi ses quartiers dont tous les occupants ont comme un air de famille. Chacun a un morphotype relativement reconnaissable…
LES GITANS

typeGitanSi le nom de «Gitan» est donné chez nous à l’ensemble des populations d’origine tsigane, il n’appartient légitimement qu’à un seul groupe, de loin le plus nombreux et les plus implantés aux Saintes-Maries de la Mer.
L’Espagne fut longtemps leur pays de prédilection ; leurs noms de famille en gardent la trace, comme leur dialecte (le «Kâlo») malheureusement en voie de disparition… Les femmes sont très brunes, les hommes ont le teint basané. Ils se disent soit Catalans, soit Andalous suivant le lieu de leur principal établissement. On les trouve par dizaines de milliers dans le Midi de la France, où certains sont sédentarisés depuis plusieurs générations. Mais il y a aussi des bidonvilles gitans, dont la population a décuplé avec l’arrivée des nombreux Gitans établis en Afrique du Nord.

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Ce sont les Gitans qui ont donné à l’Espagne le meilleur de l’art flamenco. Mais aussi des danseurs célèbres (Luisillo, Imperio Argentina, Carmen Amaya, Lola Florès, La Chounga…) et des générations de grands toreros et, à la France, un guitariste inspiré : Manitas de Plata.

LES ROMS

romCe sont les plus aisément reconnaissables car leurs femmes continuent à porter les traditionnelles jupes multicolores qui leur tombent jusqu’aux pieds et, quand elles sont mariées, un foulard noué sur la tête. Les plus riches arborent des colliers de pièces d’or, qui constituent le «trésor» de la tribu. Beaucoup disent la «bonne aventure» tandis que les hommes sont souvent rétameurs, chaudronniers ou doreurs, ces professions qui les incitent à résider dans les banlieues industrielles, notamment sur Paris, Lille et Lyon.
C’est le groupe qui a le plus jalousement préservé son originalité : sa langue (proche du sanskrit), ses traditions, ses légendes. Après avoir traversé l’Europe centrale, les Roms se sont aujourd’hui répandus dans le monde entier, du canada à l’Australie et à l’Afrique du sud.

LES MANOUCHES

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Les Manouches (et leurs «cousins» les Sinti) ne se distinguent guère que par la moustache – ou bien encore la petite barbiche caractéristique – qu’arborent la plupart des hommes. Les plus pauvres sont vanniers, et ont conservé leurs roulottes à chevaux ; les autres sont marchands forains ou récupérateurs de ferraille.
Les Manouches ont longtemps séjourné en Allemagne et portent des noms germaniques (ex : Django Reinhardt) ; les Sinti conservent la marque de leur passage dans le Piémont (ex : les Bouglione). Tous ont une véritable passion pour la musique, et c’est parmi eux que se recrutent les virtuoses des célèbres orchestres «tsiganes».

LES ETERNELS PELERINS SUR LES ROUTES DU MONDE

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C’est en ces termes que le Pape Paul VI accueillit, en 1965, les Gitans venus de toute l’Europe et au milieu desquels il voulut célébrer son 68ème anniversaire. Nul vocable ne saurait mieux leur convenir. Déjà quand, à l’aube du XVème siècle, leurs ancêtres arrivèrent en France, ils se présentèrent comme des pénitents, condamnés à errer de par le monde en expiation de leurs péchés. Et ils montraient, à l’appui de leurs dires, des lettres du pape Martin V. Pendant tout le Moyen-âge, ils demeurèrent fidèles au célèbre pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle.
De nos jours, plus que jamais, le pèlerinage – si bien adapté à leur nomadisme foncier – reste l’acte religieux essentiel des Gitans. Le mauvais accueil qui leur est parfois réservé dans d’autres églises, où ils se sentent étrangers, les incite davantage encore à se retrouver entre «Voyageurs» pour prier à leur manière et accomplir quelque voeu. Est-il dans la détresse, a-t-il l’un des siens malade, le Gitan fait un voeu à un saint. Si c’est le pèlerinage des Saintes-Maries de la Mer, il s’engage à l’accomplir dans de pénibles conditions de pénitence. Ce voeu est tenu, le péril passé, coûte que coûte.

Qui n’a pas assisté aux veillées gitanes dans la vieille église (forteresse embrasée de cierges), ne saura jamais rien de leur vraie ferveur. La foule arrive, certains soirs, précédée des violons et de guitares. On allume au grand cierge pascal des multitudes de petits cierges, que chacun tient haut dans sa main. On prie très fort, on clame des invocations, on présente les enfants à bout de bras devant les statues…

Durant le pèlerinage de mai, on enseigne le catéchisme dans les caravanes et bien des conversions intérieures se font dans le secret des coeurs. De nombreux Gitans profitent aussi de ce rassemblement familial pour faire baptiser leurs enfants dans l’église des Saintes-Maries.
Si le temps n’est plus où les Gitans, venus par le train ou parfois à pied, passaient la nuit dans la crypte de Sainte Sara, c’est toujours pour leur «Patronne» qu’ils viennent dans l’antique sanctuaire camarguais. Certes, Marie-Jacobé et Marie-Salomé ont aussi une place dans leur coeur. Ils les acclament lors de la descente des châsses, et ne manquent pas de hisser jusqu’à leurs statues les enfants qui posent sur elles leurs mains et leurs lèvres. Mais c’est Sara qui est «leur vraie sainte à eux».

Chacun ajoute un cierge à la blanche forêt ardente qui répand dans la crypte une chaleur d’étuve. On glisse, dans la boîte réservée aux intentions, des linges d’enfants, d’humbles bijoux, de naïfs messages. Et puis, on habille Sara de neuf. Quarante, cinquante robes s’amoncellent sur la frêle statue, qui grossit de jour en jour, et dont le fin visage pâlit sous les attouchements implorants et fervents.

LE MYSTERE DE SARA-LA-NOIRE

vierge_noireConnue dans le monde entier comme la «Patronne» des Gitans, Sara pose à l’historiographe une énigme qui ne semble pas près d’être résolue. Une tradition camarguaise y voit la servante des Saintes-Maries en Palestine, et leur compagne sur les bords du Rhône. Une autre tradition, attribuée aux Gitans, voudrait qu’elle fut une Gitane, installée aux rives provençales et qui, la première, accueillit ici même les exilés de Terre Sainte.

Mais d’autres versions ont été également proposées. Il s’agirait de Sara l’Egyptienne, abbesse d’un grand couvent de Lybie et fêtée par l’Eglise le 13 juillet. Ou bien encore une Sara qui figurait dans un groupe de martyrs persans, avec deux Maries et une Marthe, et dont les reliques seraient parvenues jusqu’en Gaule. Enfin, un texte apocryphe, mais remontant incontestablement au IIème siècle, nous montre une Sara découvrant, avec Marthe et Marie, le tombeau vide et partant annoncer aux apôtres la nouvelle de la Résurrection du Christ.
En vérité, nul ne sait qui est Sainte Sara, ni comment son culte s’instaura aux Saintes-Maries de la Mer, où l’on venait la prier de très loin bien avant la Révolution.
Pour les Gitans, elle est «Sara-la-Kâli», d’un mot tsigane qui signifie à la fois, «la Gitane» et «la Noire». Pour quelque obscure raison, ils se reconnurent en elle et l’adoptèrent comme protectrice attitrée.
La première mention de Sara se trouve dans un texte de Vincent Philippon rédigé vers 1521 : «La légende des Saintes-Maries», et dont le manuscrit est à la bibliothèque d’Arles. On l’y voit quêtant à travers la Camargue pour subvenir aux besoins de la petite communauté chrétienne. Cette pratique de la «chine» aurait pu, pensent certains auteurs, la faite assimiler par la suite à une Gitane.

Les Gitans, eux, ne se posent pas tant de questions. Et ils suivent, par milliers, l’étonnante procession qui, le 24 mai, après la descente des châsses, conduit leur «patronne» de l’église à la mer. Etrange cohorte, en vérité. Peuple en marche, cohue débordant des rues étroites et que les gardians à cheval ont quelque peine à canaliser, houle de têtes et de visages au-dessus de laquelle oscille la frêle statue portée à bras d’hommes.
Les Arlésiennes lui font bien aussi une escorte d’honneur ; mais ce sont les Gitans qui lancent inlassablement, sur des kilomètres, cantiques et cris mille fois répétés : «Vive sainte Sara !».
Folklore si l’on veut, mais folklore inoubliable. On a trop dit de sainte Sara qu’elle avait des allures d’idole païenne. C’est oublier que cette foule, à sa manière, prie. C’est ne pas vouloir comprendre que ce peuple, derrière elle, en marchant vers la mer, marche aussi vers Dieu.

ET MAINTENANT OU VAS-TU GITAN ?…

Au soir du 25 mai, la belle fête est terminée. Déjà, les caravanes s’ébranlent en longues théories. Par quels chemins ? Vers quel destin ? Pour les nomades, c’est celui de la mésaventure quotidienne. Ils n’ont pas au monde un seul pied carré dont il puisse dire : «j’y suis chez moi !». Pas, dans leur existence, un seul jour dont ils sachent d’avance de quoi il sera fait.
Expliquer les raisons de leur étrange existence, ils le voudraient bien. Mais comment ? Leur seule certitude est qu’ils continuent d’appartenir à un autre monde que le nôtre. Ni nos lois, ni le service militaire, ni les allocations familiales ne changeront rien à cette évidence, que renforce la suspicion sourde qui les entoure et qu’il faut bien appeler une certaine forme de racisme.
Qui n’a entendu dire : «pourquoi ne retournent-ils pas chez eux ?», ou encore : «pourquoi ces gens-là ne vivent-ils pas comme tout le monde ?». La réponse est aisée. «Chez eux, c’est ici puisque 95% de nos Gitans sont citoyens français, que beaucoup d’entre eux se sont illustrés sur nos champs de bataille et dans la Résistance. Sait-on que 300.000 de leurs frères ont péri dans des camps de la mort nazis ? Quant à vivre «comme tout le monde», leurs métiers le leur interdisent. Et puis, au nom de quelle orgueilleuse supériorité voudrions-nous que notre façon de vivre fût la seule légitime ? Il y a des pigeons de ferme et des pigeons voyageurs ; il y a des sédentaires et des nomades ; voilà tout.
Alors amis visiteurs, vous qui trouvez sympathiques les Gitans quand ils sortent en longues processions ou s’enivrent de musique et de danse aux Saintes-Maries de la Mer, de quel regard les verrez-vous le jour où ils arriveront dans vos villes et vos villages ? Leur ouvrirez-vous votre porte ? Ferez-vous l’aumône d’un sourire et d’un peu d’amitié à la Gitane qui vous proposera sa vannerie, son linge de maison ou sa petite mercerie ? L’aiderez-vous à stationner, le temps d’une bonne halte, ailleurs que sur les décharges publiques ?

Si vous le faites, vous serez en bonne compagnie. Au terme d’une déjà longue histoire, les Gitans comptent aujourd’hui beaucoup d’amis ; à l’image de Jacques Callot, qui suivit une troupe de bohémiens et les immortalisa dans ses gravures et de Stradivarius qui apprit à leur école l’art de la lutherie. Contre les préjugés, les fausses légendes, le mépris de tant de sédentaires, ils ont tissé à travers toute la France le grand filet de l’amitié gitane. Ils se sentent frères et soeurs de ce peuple méconnu qui a payé si cher et si longtemps le droit de continuer d’exister.
Laissez donc agir en vous-même la grâce des Saintes-Maries de la mer, où les pauvres sont honorés, les rejetés accueillis, les mal-aimés réconfortés. Passé le temps d’un pèlerinage ou d’une trop courte visite, nous voudrions que vous deveniez de ceux pour qui l’arrivée des roulottes sur la route est une promesse de joie.

Ainsi s’exprime, en sa naïveté, la belle prière du peuple Rom :

Sainte-Sara, mets-nous sur la bonne route
Et donne-nous ta belle chance,
Et donne-nous la santé.
Et quiconque pense du mal de nous,
Change son coeur pour qu’il en pense du bien. Amen