Le Bal Beudaert (Lido), richesse du patrimoine lillois

Le Lido – communément appelé « Bal Beudaert » ou « Chez Beudaert » – était l’un des plus importants dancings qui fit suite au Palais Saint-Maurice à Lille. Situé dans le quartier des « guinguettes » au 6 rue du Faubourg de Roubaix, il jouxtait alors le Café Labis et le Café des Fleurs, également très connus.
Figure du patrimoine culturel de Lille, il traversera les deux guerres.

Palais Saint-Maurice, Lille, Félicien Beudaert
Félicien Beudaert et le personnel du Palais Saint-Maurice

Pourquoi vous parler du Bal Beudaert (Lido) ?

Didier (Patrick) Beudaert, je suis à ce jour le seul descendant de Lucien Beudaert alors propriétaire du Lido avant sa destruction. Il me tenait à cœur d’évoquer le souvenir d’un lieu si cher au cœur des Lillois dont quelques rares personnes peuvent encore témoigner aujourd’hui.

Mes vacances régulières passées chez mes grands-parents, une fidélité à la scène et aux musiciens, qui m’ont apprécié et appris beaucoup de choses, ont fait naître et pérenniser ma passion pour la musique.

Pour retracer cette période, connaissant parfaitement les lieux et la structure de l’établissement depuis mes 8 ans, j’en établis aujourd’hui les plans et l’organisation matérielle. C’est aussi l’occasion de rendre un grand hommage au personnel qui y travaillait à l’époque.

Mes trois enfants, Héléna, Tiphaine et Grégoire m’ont soutenu dans ce projet. L’investissement d’Héléna (ma fille ainée) dans le cadre d’un projet de généalogie, nous a permis de retracer toute l’histoire de notre famille, la fameuse « saga Beudaert » comme l’administration lilloise d’alors se plaisait à l’appeler.
Héléna étudiera les faits sur place, auprès du cadastre, de la Mairie et en interviewant directement quelques vétérans lillois qui en gardent encore un excellent souvenir.
Un réel plaisir de revivre ces moments de ma plus tendre enfance au travers des travaux de ma fille.

L’histoire des Beudaert (en bref 🙂 )

Mes arrières grands-parents font partie des grandes famille de l’époque. En effet, en ne comptant que les hommes, les frères Beudaert de cette génération sont douze fils issus de Grégoire. Parmi eux :

  • Félicien Beudaert (2ème de la fratrie, 1867-1919) garçon au Grand Café « Le Contour » à Lille, il créera le Palais Saint-Maurice en 1910, un lieu plus chic que les cabarets, estaminets ou bistros de l’époque.
  • Georges Beudaert (5ème de la fratrie, 1873-1949), il assistera son frère quant aux créations.

Ils deviendront les fondateurs du Palais Saint-Maurice.

Comment le Palais Saint-Maurice est-il sorti de terre ?

Le Palais a été fondé sur une zone de servitude militaire.
Paradoxalement, les terrains et zones militaires de l’époque pouvaient appartenir à des citoyens privés mais restaient surveillés par le Génie militaire de la région. L’exploitation de ces zones, réquisitionnables à tout moment dans l’éventualité d’une invasion ou d’un conflit, étaient soumises à conditions.
Le Génie militaire de Lille, à l’époque, est alors sous la responsabilité du lieutenant-colonel Goudart.

Félicien et Georges lui demandent alors l’autorisation de construire un café de luxe sur un terrain – dont Monsieur Loridan est alors propriétaire – propre à la première servitude militaire. Cette demande propose un établissement en bois, démontable en peu de temps en cas d’invasion militaire, conformément donc au Décret Impérial du 10 octobre 1853.

Que dit ce décret impérial (10/10/1853) au juste ?

Ce décret confirme et renforce toutes les ordonnances et autres lois qui ont été prises auparavant, concernant les zones des enceintes fortifiées. Selon ce décret, les servitudes militaires comportent trois zones :

  • 1ère zone : jusqu’à 250 mètres des remparts, aucune construction n’est autorisée ;
  • 2ème zone : à partir de la première zone et sur une largeur de 237 mètres, les maisons en bois et en terre (ni chaux, ni plâtre) sont tolérées mais à détruire en cas de siège, sans indemnités pour leur propriétaire ;
  • 3ème zone : sur une dernière zone de 487 mètres de large, au-delà de la deuxième zone, les constructions pour l’industrie, l’agriculture, le commerce, sont à négocier.
Archives municipales de Lille

La demande de Georges et Félicien est acceptée et validée.
Le lieu se nommera alors le Palais Saint-Maurice, sachant qu’il pourra être démoli à tout moment, sans indemnités, à la moindre réquisition militaire devant une possible invasion de l’ennemi.

Palais Saint-Maurice, du Grand Café au Grand Dancing !

La succession de l’établissement sera assurée entre 1920 et 1923. L’entre deux guerre est une période durant laquelle les gens avaient besoin de s’amuser. Le fils de Félicien, Lucien Beudaert (1896-1951), mon propre grand-père, décide alors de « transformer » ce Grand Café en Grand Dancing.

Nouvelles demandes administratives… acceptées aux mêmes conditions.
Lucien Beudaert transformera alors les structures, les améliorera en s’efforçant de respecter les contraintes du Génie militaire. Malgré ces précautions, Il sera souvent en conflit avec la région ou l’armée pour la non conformité des locaux qu’il élaborait. Lucien était surtout soucieux du bien-être des Lillois à qui il voulait offrir le meilleur.

La salle deviendra imposante (40 m. de longueur, 20 m. de largeur et 5 m. de hauteur sous plafond). La clientèle est de plus en plus importante et de tous genres.
Pour toute publicité, Lucien fera diffuser par tracts (les flyers de l’époque) et s’appuiera sur sa célèbre campagne radio, une « chanson-réclame » entendue par le tout Lille et ses environs !

« V’nez tous on va chez Beudaert »
(sur la musique du morceau « Zaza », d’Emma Liebel, alors très en vogue)

Mon père, André Beudaert, fils de Lucien, assistera ma grand-mère devenue héritière des lieux depuis la mort de son mari en 1951. Il dirigera l’établissement de 1951 à 1962. En 1962, la famille Beudaert sera expropriée, sans aucune indemnité, pour permettre les constructions d’un héliport, d’un centre de tri postal, d’une autoroute et de la gare européenne.

Le Lido, implantations

Le site

Les autorisations de construire portent donc sur la construction d’un bâtiment de bois simple de 40x20x5 m qui deviendra alors l’extension du Palais Saint Maurice. Il est créé sur un espace vague (la fameuse première zone de servitudes militaires) ;
Un espace vert arboré et de superficie plus importante que le dancing sera annexé au bâtiment ;
Une habitation pour les propriétaires, de type « longère », est séparée de l’espace bal et restera en place ;
Une entrée majestueuse qui sert aussi de parking.

Le bâtiment

Le 8 mars 1906, Félicien Beudaert est autorisé à construire un abri léger et un portique en bois à claire voie sur un terrain appartenant à Monsieur Cousin – Loridan. Ce terrain est inscrit au cadastre de la ville de Lille sous le « numéro 1240 à 1242 section C » et appartient à la première zone de servitudes militaires.

L’autorisation est accordée sous certaines clauses :

  • L’abri doit être supporté par des poteaux en bois et ne peut posséder de cloisons, aucune cloison de quelque nature qu’elle puisse être (tant à l’intérieur que sur ses faces latérales) ;
  • Avant tout chantier, Messieurs Beudaert et Cousin – Loridan, respectivement propriétaires des constructions et du terrain, s’engagent conjointement et solidairement à démolir les susdites constructions à leurs frais.

Le bâtiment, fabriqué et agencé en bois était un véritable hangar fermé, il pouvait être reconverti en salle de spectacles où quelques vedettes y firent leur apparition. Certaines manifestations (comme les « Arbres de Noël » par exemple) étaient organisées par des entreprises dont les journaux régionaux comme « La Voix du Nord » qui louaient l’espace dans l’année pour leurs festivités.

De nombreuses améliorations auront été proposées par les propriétaires mais classées sans suite.

Plus tardivement, Lucien et sa famille feront construire une maison de 4 pièces pour y vivre. Ils sont alors employés aux travaux de l’établissement et au gardiennage à certaines heures.

Les salles du Lido

Tous les dimanches après-midi, soirées et jours de fête, un orchestre anime la salle.
L’arrivée au Lido se faisait en traversant un parking imposant puis…

  • Une importante entrée de propriété de style Art Nouveau, soulignée par un portail double battants ;
  • A l’intérieur, six double portes latérales en cas d’évacuation d’urgence. Ces portes donnaient sur un bocage d’une centaine d’hectares boisé de noyers et parsemé de gloriettes et tonnelles avec bancs (sur le périmètre), un lieu propice pour les clients cherchant un peu d’intimité ;
  • Une patinoire naturelle praticable lors des hivers froids. On y patinait sur roulettes les jours d’été !
  • Deux secteurs réservés au service de boissons à table servant un comptoir faisant toute la largeur de la salle ;
  • Une importante piste de danse (300m2) ;
  • La sonorisation était d’excellente qualité pour cette époque : micros dernière génération, 6 enceintes bass-reflex réparties dans la salle (tous les 5 mètres sur l’ensemble de la longueur) ;
  • Une scène surélevée de 2 mètres pour les musiciens et autres représentations. Elle mesuraient 4 mètres de profondeur et de la même largeur que celle de la piste de danse ; 
  • La scène est surmontée d’une contre-scène réservée au batteur, au bassiste et au pianiste ;
  • Un grand vestiaire gardé ;
  • Des ateliers, réserves et machines-outils dans l’arrière salle. Toutes les réparations étaient assurées par Lucien Beudaert, employé comme menuisier et gardien à ses heures.
  • Des sanitaires évidemment.

L’espace est grand. Certaines portes communes aux personnels et public du parc resteront fermées les jours d’animations, préservant ainsi les habitations des propriétaires et du gardien-ouvrier d’éventuels fraudeurs.

Le personnel du Lido

  • 9 à 10 garçons de café-serveurs, titulaires ou en extra, en période normale pour à peu près cinq-cents tables entourées chacune de 4 chaises. Léon fera légende…
  • 2 portiers chargés du contrôle des entrées assuraient aussi la sécurité ;
  • 2 caissières tenant les distributeurs de tickets, isolées du contact avec les clients ;
  • Lucien Beudaert, employé à plein temps (comme menuisier et peintre notamment) assurait l’entretien de l’établissement mais aussi son gardiennage le reste de la semaine ;
  • Pour la sécurité : 2 agents de sécurité privée (Police) et un pompier.

Les Musiciens du Lido

Au Lido, l’animation est assurée par l’orchestre d’André Colbeau. Cet orchestre compte 7 à 9 musiciens à l’époque !

On écoutait jouer le pianiste Victor, le guitariste Norbert, le violoniste M. Coquelle… et au saxo ténor, bandonéon et chant… M. Franceschini ! Jules, trompettiste, s’y produisait également. Jules m’a appris les rudiments des divers rythmes et initié à la contrebasse dès mes 8-10 ans.

Le style de l’époque est assez… panaché !
Latino, boléro, rumba, rock, bebop, valse et tango, habanera, charleston, shimmy, fox-trot, charleston, jazz…
Les musiques « américaines » étaient critiquées par les guinguettes alentours (dont les clients se qualifiaient eux-mêmes de puristes). Bref, une originalité qui contribuait fortement au succès du Lido !

Suite et fin de cette grande épopée

  • 1950 : construction du périphérique Est, de la foire commerciale, du pont des Flandres, du carrefour Labis, de la Cité Administrative ;
  • 1953 : construction d’un héliport desservi par la SABENA ;
  • 1958 : la ville veut récupérer les terrains et exproprie en deux mois Madame Julie Beudaert, alors veuve. Ses avocats réclament la somme de 25 millions de Francs mais essuient un refus de l’administration qui inflige à Madame Julie Beudaert une amende de 6000 Francs en retour.
  • 1961 : aménagement de jardins publics.
  • 1961 : pour permettre l’aménagement du carrefour Labis, on détruit le café-guinguette Labis (ouvert depuis 165 ans à ce moment) mais aussi le café des Fleurs, deux cafés aussi réputés que l’établissement Beudaert.
  • 1962 : construction d’un nouveau centre de tri postal.
  • 1963 : défrichement, installation de réverbères.
  • 1965 : création de l’autoroute, de l’héliport, de la foire internationale, de la gare routière puis de la Gare Européenne…