De la culture et de la musique Kanak, nous ne connaissons que peu de choses. La musique de Nouvelle-Calédonie, entre la Grande Terre et les îles Loyauté, empreinte des soubresauts politiques et culturels qui boule versent cette région du monde pendant une bonne partie du XXème siècle, intrigue par sa singularité.
Alors qu ’est -ce qui fait la beauté de cette musique venue d’ailleurs, entre traditions et influences internationales ?
LA MUSIQUE TRADITIONNELLE KANAK
La musique traditionnelle kanak est en rapport avec l’esprit des habitants des îles, et est affaire de danse, de rythme et de paroles chantées. Le «rythme kanak» est composé non seulement de percussions mais aussi de sons vocaux. Ces derniers, cris, sifflements et exclamations, que les colons prenaient pour la manifestation de cris bestiaux inintelligibles, représentent en fait la base du rythme.
Les chants traditionnels kanak «aé aé» destinés aux cérémonies officielles, ainsi que les choeurs des membres des tribus sur les îles Loyauté, accompagnent les danses lors des manifestations conviviales, notamment la fête de l’igname. Le rythme kanak prend tout son sens dans ces manifestations, auxquelles participent toutes les générations: chacun danse, chante, joue.
Les marqueurs de la musique traditionnelle sont nombreux, et parmi eux, les percussions et instruments fabriqués à partir de la nature reproduisent les sons connus. On y retrouve l’eau et la terre, toujours dans un esprit de communion, en frappant du pied au sol. La rythmique binaire, répétée en boucle à deux ou quatre temps, portant le nom de Pilou, constitue la base des chants à deux voix. Ce terme est aujourd’hui repris pour désigner la forme de danse en rond typique de ces régions. Les percussionnistes s’y organisent en deux groupes (deux ou quatre temps) et se répondent: les premiers frappent une cellule rythmique, que le deuxième groupe vient battre à contretemps. Selon les régions, la rythmique peut comporter plus de deux cellules, la musique kanak n’étant pas formalisée: elle laisse une grande part à l’interprétation. Moins fréquent mais tout aussi représentatif de la musique kanak, le « rythme de quatre » – d’un tempo généralement plus rapide – utilise des cellules à quatre temps, toujours en répétition indéfinie. Les instruments principaux marquant le rythme sont les bâtons frappés, les tubes pilonnants en bambou et les percussions corporelles comme le « ae-be » petite percussion faite de feuilles et de noix de coco, dont on retrouve la résonance et la cadence dans les danses rituelles. Parmi les autres instruments kanak, les plus utilisés sont la flûte ancienne en roseau, le battoir d’écorce (ou « bwanjep » souvent en bois de figuier) et la conque marine. La musique kanak a évolué avec la modernisation des instruments, et le folk mélanésien par exemple est né de l’association des instruments et chants traditionnels avec les banjos laissés par les marins anglais, qui furent remplacés par les ukulélés, les guitares et les harmonicas.
UNE MUSIQUE IDENTITAIRE ENTRE PATRIMOINE ET INFLUENCE
La culture kanak se décline donc beaucoup en musique. Le Kaneka, style de musique créé dans les années 1980, s’appuie sur les traditions mêlées à des influences de reggae et de blues. Quelles influences majeures la Nouvelle- Calédonie a-t-elle subit, et quel fût le cheminement et l’évolution de la musique kanak dite «traditionnelle» tout au long du XXème siècle ?
Melanesia 2000, festival qui eu lieu à Nouméa en 1975 et qui fut la première grande manifestation consacrée à la culture kanak, donna naissance à une effervescence sans précédent dans le milieu de la musique. Le premier studio d’enregistrement de la capitale monté en 1974 par Jean-Luc Martin connut alors un succès foudroyant. Ce dernier, contacté par l’équipe de Jean-Marie Tjibaou à la suite du festival, enregistrera la bande play-back du célèbre Kanaké, première pierre à l’édifice de l’industrie musicale kanak. Jusqu’aux années 1970, les enregistrements musicaux, réalisés de bric et de broc ne promettaient pas un véritable essor. La musique, et notamment la tradition de la polyphonie vocale en nengone dans les îles Loyauté, était surtout portée par les pasteurs. Les ensembles de folk mélanésien ont donc rapidement vu en l’enregistrement musical une porte ouverte vers la diffusion de leur art. Bethela, premier groupe mélanésien à être enregistré et diffusé à Nouméa, eu un succès fulgurant grâce aux copies des cassettes réalisées à la demande par Jean-Luc Martin. Dès lors, le studio vu défiler bon nombre de groupes des îles comme Les Solitaires, Les Mains Noires, et Melonius Littoral.
La nouvelle génération trouve bientôt dans la soul et le rock américains et la pop-folk de Jean-Pierre Swan (label Edition Holiday Music de Jean-Luc Martin, Nouméa), un moyen d’exprimer son mal être.
Au début des années 1980, le label de Jean-Luc Martin surfe sur la vague des premiers médias, en proposant sur les ondes de la radio indépendantiste Djiido des artistes confirmés comme Krys Band (sur la photo).
Ce dernier, auteur compositeur engagé dans la cause kanak, ira jusqu’à inventer pour l’un de ses morceaux intitulé Kaneka un battement alliant rythmes traditionnels en 6/8 et folk en 4/4. Tour à tour, la musique kanak revêt des habits de boogie-woogie, de jazz, de country music avec la présence de l’armée américaine dans les années 1940.
Les influences tahitiennes font également leur entrée dans les bals, transportant le pays dans ses valses langoureuses. D’ailleurs, les groupes se produisant à Nouméa dans les années 1960 sont pour la plupart Maoris, Tahitiens ou Fidjiens. Alors que les mouvements de la jeunesse mondiale en rupture avec les conflits et le racisme grondent, et que les Beatles et Aretha Franklin se font les porte-parole d’une jeunesse rejetant le «Vieux Monde», la musique urbaine se développe à Nouméa.
Les Wax, tout premier groupe composé de jeunes kanak urbains originaires de Lifou, font parler d’eux dans le quartier ouvrier de Montravel. Ces amoureux de la soul deviennent un exemple et une inspiration pour beaucoup. La cadence de la musique kanak prend donc une autre sonorité dans les années 1980 : celle de la revendication politique et culturelle. Ce rythme devient la nouvelle arme du peuple dans l’élan politique ainsi que dans sa démarche d’émancipation: le kaneka est né. Cette musique qui parle avant tout de son peuple puise tout autant sa force dans la musique des ancêtres que dans le souffle de liberté et d’envie de vivre qui s’élève depuis les années 1960. Les nouvelles générations kanak, depuis cette période et jusqu’à aujourd’hui, ont porté en musique l’idéal de tout un peuple.
LE KANEKA, LA VOIX DE LA KANAKY (UNE REPONSE A LA QUESTION DE LA TRANSMISSION )
Le terme « kaneka » fait tout d’abord référence au mythe de Kanaké, et au mot «Canaque» donné par les colons aux habitants de Nouvelle-Calédonie. Cet adjectif fut ensuite orthographié « kanak », en supprimant l’aspect péjoratif, pour finalement devenir une référence identitaire. En découle le choix du nom de pays «Kanaky» lorsqu’il fut question d’unifier davantage les peuples autour d’un seul et même drapeau. Lorsqu’en 1986 au séminaire de Nonhoué à Canala se pose la question de la définition de « la musique kanak de demain », tout le monde s’accorde à dire qu’« elle sera kanak ! ».
De nombreux groupes se mettent alors à la recherche de la meilleure transcription de la symbolique kaneka. Bwanjep, créé en 1985 par Gilbert Kaloonbat Tein, met un point d’honneur à ne pas dénaturer ce que la musique traditionnelle kanak a d’originel. Le groupe utilise les battoirs d’écorce (sur la photo) et conserve les parties guitare et voix, comme le dialogue propre aux chants aé aé. Il utilise aussi la répétition utilisée dans ces chants traditionnels. Chaque groupe ayant ses traditions, et le processus de création n’ayant pas été formalisé, le kaneka est à la fois un par son message et multiple par sa forme. A la fin des années 1980, à Nouméa, le style commence seulement à se définir, et les groupes dits «kaneka» sont encore souvent des formations acoustiques recherchant une manière originale de faire découvrir leur culture. Sur les îles, le rapport à la musique étant davantage lié à la religion, le kaneka s’y implante plus timidement.
Si le développement du kaneka s’est fait très progressivement, c’est en partie car l’évangélisation a banni des tribus certaines pratiques culturelles assimilées à de la sauvagerie. Les préjugés semés par la colonisation dans l’esprit de la population ont cependant bel et bien justifié ce combat pour la musique et l’affirmation des valeurs kanak. Arme de revendication, le kaneka vise à «arrêter de se faire la guerre, pour poser les fusils et les remplacer par la musique». Dans « Kaneka musique en mouvement » François Bensignor décrit le kaneka comme « le volet musical d’un prodigieux mouvement de société ».
Les jeunes, pendant et après les Evènements liés à la lutte indépendantiste des années 1960, s’inspirent d’une autre forme de musique de lutte : le reggae. Celle-ci, dont le rythme entraîne la danse et dont la langue n’est pas celle des colons, appelle à l’union. Les kanak font alors du reggae la «bande-son» de leur mobilisation, et l’on brandit volontiers le drapeau de Kanaky en clamant le célèbre «Get up, stand up» de Bob Marley. L’assassinat de Jean-Marie Tjibaou en mai 1989, malgré la signature des accords de Matignon-Oudinot le 20 août 1988, alimentera encore les luttes politico-raciales et les tensions entre indépendantistes.
UNE MUSIQUE TOURNEE VERS L’AVENIR
S’il y a un secteur qui n’a pas souffert des Evènements c’est celui de la musique, qui a connu un bouillonnement avec l’éclosion de studios à partir de la fin des années 1980 à Nouméa. La ville ouvre des «maisons de musique» favorisant la créativité des jeunes, et les aides financières aux artistes accordées par la Délégation des Affaires Culturelles en 1989 accompagnent cette profusion.
Les quartiers sont en effervescence et les groupes s’équipent et répètent. Les festivals – souvent initiés par des personnages respectés de la musique kanak comme Jacques «Kiki» Karé ou Krys Band – fleurissent sur la Grande Terre et dans les îles.
Les groupes commencent à vouloir poser les fondements du style kaneka. Kirikitr, qui participe au 4ème Festival de la musique de Sarraméa en 1991 organisé par Anclar Productions, allie des introductions à la batterie au rythme du cap. Tous ces premiers groupes changent petit à petit la réalité technique de la production musicale kanak. Certains studios d’enregistrement s’attèlent à inventer grâce aux moyens du bord ce son encore informel. Alain Lecante, directeur de Mangrove, réfléchit par exemple à la manière la plus fidèle de rendre le son des instruments traditionnels. Dans le même temps la faible diffusion de cette musique sur cassettes et via Radio Djiido puis Radio France outre-mer freine encore le développement du secteur. C’est à la fin des années 1990 que le kaneka explose. On retrouve dans les concerts les habitués comme Krys Band et Kirikitr (sur la photo), mais aussi des groupes de tribus plus éloignées comme Bwanjep.
Pour pallier aux disparités entre groupes, l’association Mouvements de scène investit dans des équipements professionnels, et permet alors d’équiper les scènes en dehors de la capitale. Dans les groupes locaux des îles Loyauté, où le style mélodique mélange cantiques chrétiens et couleurs polynésiennes, le kaneka fait partie des connaissances nécessaires, au même titre que les danses, la construction des cases et des instruments de musique. Plus qu’un courant esthétique musical, il fait partie d’un travail social. L’année 1993 voit fleurir les premiers tubes de kaneka, souvent interprétés en langue locale, et souligne l’unité retrouvée.
Bwanjep (sur la photo) sort son second album, Vie, comportant le célèbre « Kanaky mon pays ».
Vamaley avec Echos du passé, et Mexem avec Indigène, marquent aussi la scène musicale. Alain Lecante suivra même Bwanjep dans le nord de l’île pour enregistrer chez eux les pistes de percussions traditionnelles. Sur le plan commercial, c’est Liberté et Peuple opprimé de Vamaley qui a propulsé le kaneka sur le devant de la scène, bien plus loin que leur petite tribu de Maré. En 1995, les kanak fêtent les 10 ans du kaneka. Dans la foulée, le concours Ea Kaneka permet aux artistes de la Grande Terre comme des îles de représenter leur province à Nouméa. Le groupe Mea Nebe le remporte et se produira à Sydney, signant le début de l’ouverture du kaneka en Océanie. C’est ensuite avec le deuxième album solo de Edou, réalisé de manière professionnelle auprès d’artistes internationaux, que la production calédonienne prend un véritable tournant qualitatif. Sur les ondes océaniennes, ses chansons rivalisent avec les productions internationales. La création de l’Agence pour le Développement de la Culture Kanak (ADCK) en 1989, toujours avec le soutien de Radio Djiido, fait le reste.
Ces chansons poétiques fédèrent, et le tube Océanie enregistré par Mexam en 1997 met au diapason toutes les communautés de Calédonie. L’idée de « destin commun » toujours sous-jacente est bien présente, et le succès de « C’est qui qui paye ? » la même année témoigne de la ferveur du peuple kanak, et de son engagement politique. La musique kanak continuera jusqu’à aujourd’hui de s’exporter chez ses voisins du Vanuatu, des Salomon, des Fidji et de Tahiti. Aujourd’hui ce «reggae du Pacifique» très éclectique peine cependant à passer les frontières. Très peu d’artistes kanak vivent de leur art, et le nombre restreint de radios et programmes télé amoindrit encore un peu plus les possibilités. Cette réalité, véritable frein à la professionnalisation de la scène musicale kanak, doit faire face à l’implantation d’une musique mondialisée à Nouméa, où reggae, rap et R’n’B trônent chez les disquaires. Si les marchés régionaux comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande peuvent représenter une porte d’entrée, les chances d’y prendre pied restent cependant faibles. Paul Wamo (sur la photo), slameur originaire de Lifou et porte-parole de la jeunesse kanak, mis à l’honneur lors de l’exposition «Kanak, l’art est une parole»*, fait don de sa singularité à chacune de ses performances. Il met en lumière sa vision pour l’avenir : » l’idéal serait de «marier toutes ces influences à ce que je trouve dans ma culture. (…) Je pense que l’on peut se nourrir des autres et que l’on peut nourrir les autres avec ce que l’on a. ». Le kaneka place donc aujourd’hui son pion dans une lutte inégale, et bien qu’il semble revêtir les couleurs d’une musique du passé, puisset- il un jour venir enchanter l’Europe.