L’ARMENIE – Du folklore à la naissance du jazz

La civilisation Arménienne regorge de trésors ancestraux.
L’une des traditions de la musique arménienne est sa transmission orale depuis des siècles.
A l’orée de son histoire, des fragments de musiques folkloriques résonnent dans les plaines du Caucase.

 

Armenie 1Le chant arménien, composé de huit modes, est la plus commune des musiques religieuses écrite dans le khaz, ce livre de notation musicale arménienne. Beaucoup de ces chants ont des origines antiques, préchrétiennes, tandis que d’autres sont d’obédience chrétienne, y compris ceux composés au IVe siècle par le moine Mesrop Machtots, l’inventeur de l’alphabet arménien, ou le gandz du Xe siècle, composé par le prêtre Grégoire de Narek.
La musique sacrée arménienne reste liturgique jusqu’à ce que Komitas introduise la polyphonie à la fin du XIXe siècle.

Les Goussans (musiciens et chanteurs professionnels), Vipassants (poètes et auteurs de poèmes épiques), Tsaynargous (pleureuses professionnelles) et Vartsags (chanteuses et danseuses) en sont les auteurs et parcourent la Transcaucasie.
Les Ashoughs développent un répertoire savant essentiellement destiné aux cours princières. Sayat-Nova est l’un des plus illustres représentants de cette lignée d’Ashoughs au XVIIIe siècle.

L’invasion arabe en 640 plonge le pays dans un déclin ; cependant cela n’empêche en rien l’ascension de leur musique qu’ils parviennent à préserver. Très rapidement les compositions originales se rejoignent à ces nombreuses adaptations.

Parallèlement à la musique, la littérature populaire, les contes et les légendes ainsi que les thèmes d’amour se répandent et se mêlent à la musique traditionnelle arménienne. Par la suite, elle sera prisée dans différents évènements comme les mariages, les enterrements, les cérémonies, les chants historiques, et les fêtes nationales.

arhistoriqueEn 885, l’Arménie recouvre son indépendance et sa culture connait un nouvel essor. Malheureusement, cela sera de courte durée car, au milieu du XIème siècle, l’invasion turque incite le peuple arménien à s’exiler au royaume de Cilicie, alors que l’art des Goussans atteint les sommets ; la musique est monophonique et est dotée d’une grande profondeur émotionnelle.

Entre le XIVème et le XVIIIème siècle s’inscrit l’heure la plus sombre de l’Arménie. Elle est successivement conquise par les Mongols, les Tatars, les Ottomans et les Perses. C’est cette période grave d’exode que naissent les ballades, les chants plaintifs, un genre musical appelé « Dagh ». Il renferme des sujets philosophiques, spirituels, lyriques et comiques qui sont accompagnés d’instruments à cordes comme le kamânche, le saz et le santûr.

La musique liturgique est le reflet de la musique arménienne et l’on parle d’ouvertures de différentes cultures.

Le Génocide arménien de 1915 anéanti la majorité de la population et la musique ne reprend son envol qu’à partir de 1918-1920, brève période d’indépendance.
A la seconde moitié du XIXème siècle, le style musical se fonde essentiellement sur les bases du folklore et mélange musiques classique occidentale et russe.

Au long des siècles, la musique arménienne raconte des histoires peu banales : des chants d’amours et religieux qui deviennent intemporels.

Elle se modernise avec l’apparition d’instruments tout aussi spectaculaires les uns que les autres dont pas moins de six instruments atypiques : `

2115-zourna-10Le Zourna :

l’instrument de base de la musique populaire. Il fut introduit dans la culture musicale au XVIème siècle et on le compare souvent au Duduk qui est l’instrument phare du Caucase. Son de biniou breton, le Zourna est assez strident et puissant à la fois.

 

 

 

sheviLe Shevi

a des similarités avec le piccolo. C’est une flûte traditionnelle jouée par les bergers. Il en existe plusieurs types. Utilisé à l’origine en solo, il a été vite intégré aux grands ensembles.

 

 

 

 

Moins populaire outre-Atlantique, nous pourrions énumérer :

tarLe Tar

qui dérive du Sitar indien et qui fait partie de l’ensemble des Luths. Il possède 11 cordes, 5 pour la mélodie et 6 pour l’harmonie.

 

Le Kanone (Kanun)kanun

fait partie de la famille des cithares. Il tire également ses origines d’un instrument de l’Inde ancienne. L’étendue de sa tessiture dépasse parfois trois octaves. Le joueur de Kanone apprécie particulièrement cet instrument qui lui offre une mélodie polyphonique légèrement syncopée lorsqu’elle a une octave d’intervalle.

deholLe Dehol

est apprécié par les artistes arméniens. Il s’agit d’une percussion originaire d’Inde, une caisse composée d’un cylindre de bois sur lequel sont tendues deux peaux animales à l’aide de cordages. Joué en permanence à mains nues, on peut alterner sons forts et légers en le jouant respectivement tantôt à pleines mains ou du bout des doigts.

duduk-2Le Duduk

La musique arménienne est un mélange de musique folklorique combinée à la musique sacrée, avec pour emblème le Duduk qui domine depuis 1500 ans dans la culture du Caucase et de l’Anatolie orientale.

L’abricotier étant l’arbre de prédilection du peuple arménien, il est tout à fait naturel de fabriquer les Duduk dans ce bois d’origine qui lui confère cette sonorité si particulière. Il peut aussi être en bois de noyer.

Il est très prisé durant le règne du roi arménien Tigran le Grand (95-55 av J.C).

Le corps est à perce cylindrique et à anche double. Il comporte jusqu’à huit trous sur la face avant et deux trous de résonance sur la face arrière, l’un pour le pouce gauche, l’autre étant un trou d’accord, ce dernier pouvant être bouché en approchant l’instrument du corps du musicien, pour obtenir une note particulièrement grave.

Anche double du DudukL’anche double est faite d’une seule pièce de roseau aplatie, fendue et ligaturée au niveau du raccord avec le corps de l’instrument. Une bague de régulation entoure l’anche et permet de stabiliser le son.

Il existe des Duduks alto et basse de plus grande taille. Il se distingue du Zurna par la largeur de ses anches et de sa perce.

Inconnu en Occident il y a une vingtaine d’années, il possède tous les atouts du succès : lancinant et mélancolique, à la sonorité très douce et assez grave pouvant devenir nasillarde et métallique lorsque le musicien souffle plus fort ou emploie des anches plus souples. Aucun autre hautbois traditionnel de cette dimension n’a une tessiture aussi grave. La sonorité est proche du registre grave d’une clarinette, du cor anglais, voire de la flûte de pan.

araik bakhtikianA cela s’ajoute l’exotisme de l’instrument. Originaire d’Arménie mais répandu dans l’ensemble du Caucase, le Duduk y est originellement l’instrument traditionnel, rituel lors des enterrements, des baptêmes et des fêtes.
« Le son du Doudouk est très particulier…] », explique le musicien Araik Bakhtikian,(sur la photo) « […c’est la continuité de la voix humaine ».

Actuellement, ses interprètes les plus connus sont Djivan Gasparyan, Vatche Hovsepian, Levon Minassian et Levon Madoyan.
L’UNESCO proclamera cet instrument ainsi que la culture qui lui est propre au patrimoine culturel et immatériel de l’humanité.

Il se joue en souffle circulaire ou en respiration naturelle. Les Arméniens privilégient la seconde technique.
Pendant plusieurs décennies, le Duduk s’apparente plus particulièrement à des airs mélancoliques et le plus souvent, il est joué par deux musiciens : l’un crée une nappe musicale tandis que l’autre développe des mélodies et des improvisations plus complexes.

Beaucoup d’Arméniens pensent qu’il reflète parfaitement la chaleur, la joie et surtout l’histoire de leur communauté.

gladiatorL’instrument perd aujourd’hui de sa popularité, surtout dans les zones rurales d’où il est originaire. Par contre il est prisé dans le reste du monde et devient très populaire outre-Atlantique où, depuis plusieurs années, il devient la «coqueluche» d’Hollywood.
De nombreux réalisateurs tombent ainsi sous le charme de cette sonorité atypique.

Il fera donc son apparition dans des films cultes tels que Gladiator de Ridley Scott. Tout le désespoir du personnage de Russel Crowe (sur la photo) retentira à travers des mesures inoubliables…

Ou encore dans la bande originale de Pirates des Caraïbes 3, et bien évidemment, dans le long métrage de Mel Gibson : La passion du Christ.

 

MADILIAN-Philippe_650x300_acf_cropped« Jusqu’aux années 1950, dans les mariages, on faisait pleurer la mariée au son du Duduk, pour lui rappeler qu’elle quittait le foyer de ses parents », se souvient Gérard Madilian (sur la photo), joueur de Duduk et auteur d’un ouvrage sur la musique arménienne.
« Ce cliché du Duduk dépressif provient d’une incompréhension culturelle… », explique Gérard Madilian.
« L’oreille occidentale est habituée au mode majeur. Quand un occidental entend une musique jouée en mode mineur, il trouve cela triste. Le Duduk fait pleurer les mariées, mais les fait aussi danser ».

Encore inconnu il y a vingt ans, le timbre et le style joué deviennent de plus en plus retentissants au fil de l’histoire.
Mais réellement, à quel tournant de l’histoire se sont-ils faits connaitre ? Une catastrophe naturelle les révèle au reste du monde : le tremblement de terre de 1988. La mélodie au son si singulier se fera entendre à travers les plaintes : le Duduk est lancé…

On prétend que l’instrument arménien est la continuité de la voix humaine.
Il nécessite néanmoins une technique des plus complexes. Il est indispensable à celui qui en joue de posséder une certaine dextérité ainsi qu’un bon souffle. Les plus grands joueurs de Duduk s’exercent tous les jours depuis leur enfance.
Chaque air traduit leurs sentiments les plus enfouis qui se répercuteront au travers de la mélodie.

DES FIGURES EMBLEMATIQUES…

gajaneParmi les compositeurs classiques de la fin du XIXe siècle, Kemani Tatyos Ekserciyan est l’un des plus représentatifs de la musique ottomane ; Dikran Tchouhadjian est notamment connu pour le premier opéra arménien, Arshak II, et Armen Tigranian notamment pour Anoush (1912).
Le compositeur Aram Khatchatourian, internationalement connu pour ses ballets et surtout sa Danse du sabre issue du ballet Gayaneh, est le plus célèbre des musiciens arméniens. Arno Babadjanyan et Edouard Mirzoyan sont d’autres compositeurs de l’ère soviétique.

 

 

Levon Minassian : un maître à l’œuvre

A ce jour, l’artiste certainement le plus en vue est Lévon Minassian.
Il représente la voix du peuple arménien au-travers de ses chansons. Sa sensibilité se répercute au fil de ses mélodies et nous transporte dans les contrées du pays. Le voyage reste inoubliable à chaque note et les plus grands artistes du monde comme Sting, Charles Aznavour et bien d’autres, le sollicitent fréquemment.

levonMinassianDès son plus jeune âge, Minassian est baigné aux sonorités folkloriques de la musique. Il tombe amoureux de cet instrument pour lequel s’en suivra un long apprentissage. Il commence par suivre des musiciens en tournée en France avant de se rendre en Arménie pour se perfectionner auprès de maîtres.
Il n’aura jamais de cesse de s’entrainer et en deviendra lui-même un maître absolu.

Le cinéma français lui ouvre alors les bras et il devient compositeur pour les plus grands réalisateurs tels Alexandre Arcady ou Mel Gibson ; que de grands noms !
Aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs joueurs de Duduk de sa génération, il contribue à l’émergence de cet instrument au travers des continents.

Le succès du Duduk est tel qu’il rencontre depuis quelques années d’autres styles. Il se dirige particulièrement vers le jazz. L’instrument, au son grave et très expressif, est récemment introduit par Didier Malherbe au sein d’un groupe de jazz nommé le Hadouk Trio.
Dès lors, le jazz se combine à merveille avec les musiques classique et traditionnelle arménienne.

Tous les dix ans, devant plus de dix mille personnes, se tient le Trophée des Maîtres, un spectacle qui enchante un public connaisseur. Les plus talentueux joueurs de Duduk enflamment la scène et chaque prestation est unique. Les meilleurs d’entre eux repartent avec le prix éponyme du festival.

LE JAZZ

Originaire des Etats-Unis vers la fin des années 1910 et rapidement popularisé en Europe à partir des années 1920, les instruments typiques sont de plus en plus variés.
Les premières formes apparaitront à la Nouvelle Orléans ainsi qu’à Saint Louis.

Swing, jazz manouche, le free jazz se libère et valorise l’improvisation et l’énergie. A partir de 1950, le be-bop puis le hard bop avec ses influences rythm & blues. Ce n’est qu’à partir des années 60 et 70 que se développe le jazz fusion qui combine parfaitement la sonorité jazz avec des rythmes du rock.
Il n’apparaîtra dans le cœur de la population arménienne que dans les années 70.

tigran-jean-baptiste-millotOn combine parfaitement le rythme jazz à l’élégance de la musique folklorique arménienne et le plus grand pianiste de jazz arménien, Tigran Hamasyan, (sur la photo) en est représentatif.

Né en 1987, son apprentissage culturel et musical du piano débute à l’âge de 2 ans. Un an plus tard, il chante le répertoire de Led Zeppelin, Louis Armstrong mais encore du groupe Queen.
C’est à l’âge de sept ans qu’il découvre le jazz et passe ses journées à improviser, au piano, des mélodies. S’ensuit une école musicale classique.

Influencé non seulement par de grandes figures du jazz mais aussi par des compositeurs tels que Debussy ou Bartok, il possède un style très singulier, qui revivifie le folklore arménien.

En 1997, quand sa famille déménage à Erevan, il étudie Duke Ellington, Thelonious Monk, Charlie Parker, Art Tatum, Miles Davis, Bud Powell.
Il crée ses premières mélodies et participe à son premier festival de musique de jazz d’Erevan. C’est à cette époque qu’il commence à se faire remarquer lors de nombreux concerts et sessions musicales ; il participe à plusieurs festivals.

stephaneKochoyanLors du second festival de jazz d’Erevan en 2000, alors âgé de 13 ans, il attire l’attention de Chick Corea, Avishai Cohen, Jeff Ballard ou encore Ari Roland. Il rencontre le pianiste Stéphane Kochoyan (sur la photo) qui va l’aider à se faire connaître en Europe. En 2001, ce dernier l’invite à plusieurs festivals en France. Le jeune musicien fait alors la connaissance de légendes comme Wayne Shorter, Herbie Hancock, John McLaughlin ou Joe Zawinul et de musiciens comme Danilo Perez et John Patitucci.
En 2003 et 2004, il participe au Festival de Jazz de Serres, dans les Hautes-Alpes, et y revient en 2009 pour un duo avec Fanny Azzuro dans le cadre Jazz & Classique.

L’université de Californie du Sud à Los Angeles lui ouvre les bras en 2006 lorsqu’il remporte son premier Prix de piano-jazz au Thelonious Monk Institute of Jazz.

Il étudie en profondeur et en parallèle jazz contemporain et musique arménienne.

Il enregistre Red Hail en 2009, un album au carrefour du jazz, du metal et du folklore arménien, avec son nouveau quintet de jeunes musiciens, Aratta Rebirth : (Areni Agbabian (voix), Ben Wendel (sax ténor), Charles Altura (guitare), Sam Minaie (basse) et Nate Wood (drums).
Il est considéré dans la profession comme un prodige.
La même année il publie son deuxième album, New Era, accompagné de François et Louis Moutin, avec l’apparition de Vardan Grigoryan au Duduk.
Il s’installe à New York en 2008.
C’est ce mélange inconsidéré qui émerveillera le public et qui incitera d’autres artistes à combiner la puissance de ce folklore à la sonorité du jazz.

Le groupe se produit dans plusieurs grands festivals internationaux, de Montréal à Nice en passant par Vienne ou Rotterdam (North Sea Jazz Festival).
En juin 2010, Tigran Hamasyan signe avec le label Verve. Il enregistre en septembre 2010 à Paris l’album solo A fable, pour lequel il est lauréat des Victoires du jazz 2011 dans la catégorie « album international de production française ».

Il est reconnu en 2011 dans de grands festivals comme Jazz in Marciac, Montreux, Montréal pour la 3e année consécutive, ainsi qu’au Tokyo Jazz Festival, en Arménie, au Royaume-Uni (Queen Elizabeth Hall) ou encore en Allemagne.
Il enregistre en juillet 2011 son premier EP (EP N°1) avec le batteur Jeff Ballard.

NOS ARMENIENS POPULAIRES

Suzan Yakar Rutkay et Udi Hrant Kenkulian, tous les deux nés en Turquie, artistes célèbres dans les années 1920 et 1930, ont enregistré pour des labels tels que RCA Victor, HMV et Columbia Records et sont les figures de la musique populaire.

raisa_MkrtchyanLes représentantes féminines les plus en vue de la musique pop arménienne moderne sont Bella Darbinyan, Raisa Mkrtchyan (sur la photo) et plus récemment Elvina Makaryan, Erna Yuzbashian, Nadezhda Sargsian, Zara Tonikyan, Suzan Margaryan ou Tatevik Hovhannisyan.

Chez les hommes, Adiss Harmandian, Rouben Hakhverdian, Forsh, VANArmenia et Aram Avagyan sont des poètes lyriques et des auteurs-interprètes.

Les plus conventionnels dans le genre pop-vocal ont été Georgi Minassian, Artahes Avetyan et Levon Sevan.

En France, Charles Aznavour (de son vrai nom, Aznavourian) ou Sylvie Vartan sont des stars de la chanson depuis longtemps.

Aux États-Unis, Cher… Eh oui ! (de son vrai nom Cherylin Sarkissian), et le groupe de rock-heavy metal System of a Down sont des stars internationales.

Le Rabiz (mise « à la sauce électrique » des mélodies arméniennes : Aram Asatryan, Tatoul Avoyan est également très important dans la culture arménienne.

Le Rap arménien est d’une apparition récente.

Dans les années à venir, le jazz arménien pourra-t-il encore nous émouvoir et perdurer ? Pourra-t-il évoluer encore davantage et apporter d’autres résonances ?
Je pense que le Duduk restera la clef du mystère.